mégalomanie bureaucratique

un léger décalage...

Billet

Aujourd'hui, régnait une certaine effervescence... Des questions fusaient, toujours les mêmes : « alors tu les as vus, ça ressemble à quoi? ». Frétillou est descendue toutes les heures... Evidemment la dernière fois, quand elle revint et dit « oui », on voyait combien son regard pétillait d'être le centre du bureau..., la seule dans le service à les avoir vus...

Il faut bien avouer que depuis la fin de l'année, un sujet revient régulièrement dans les discussions : les totems du PDG. Personnage discret, au pouvoir bien affirmé, féru d'art, notre mentor a décidé, sans en référer à quiconque, d'installer à l'entrée de la tour, ce qu'il appelle des totems.

Les invasions et diverses croisades, ainsi que les vols d'objets d'art ou de symboles autochtones, qui sont de tradition dans les expéditions civilisatrices, n'étant plus à la mode dans nos contrées, chacun se demandait quelles têtes auraient les fameux totems! On se doutait bien que cela ne ressemblerait pas aux totems indiens, qu'ils soient étasuniens ou canadiens. On se disait que ça pourrait être des objets conçus à la façon de Niki de Saint-Phalle ou de Calder... A la louche, des totems modernes ou modernisés, des oeuvres qui évoqueraient justement l'art amérindien.

Bref, le suspense était à son comble. L'oeuvre d'art est, sans doute, à la base un « acte » désintéressé, au sens où elle n'a pas pour fonction première d'être utile aux autres et à la société, elle permet néanmoins à l'artiste de se réaliser durant l'acte de création (je m'embrouille), mais au final elle a un coût. En l'espèce, ces bestioles de totems s'étaient nourries sur notre dos... Chacun avait pu l'évaluer sur sa fiche de paie juste avant noël. On ne pouvait rêver meilleur cadeau. Merci patron. 35000 euros divisés par X employés, soit la prime de fin d'année amputée de plus de la moitié... Pas certain que cela contribue à une certaine massification ou démocratisation de l'art...

D'ailleurs, pour un simple amateur, qui va au gré de ses envies à une expo, ces totems me firent bondir! J'ai failli éructer contre l'art, mamamia! Lors des rituels voeux de fin d'année qui rassemblent l'ensemble du personnel, nous boycottâmes fièrement le discours présidentiel, avant de faire la razzia sur les petits fours et les coupes de champ' ! Il nous avait amputés une partie de notre pouvoir d'achat, on allait se venger. Toujours ça de pris! Quelques semaines plus tard, nous nous rassemblâmes dans le hall, entre midi et deux... Puis, on laissa tomber en bons aquabonistes. A vrai dire, l'idée de faire une petite grève ne chatouilla personne, en ces temps heureux où le travail n'est plus un droit mais un privilège...

Plus de quatre mois qu'on les attendait! Alors évidemment, quand Frétillou fit une description sommaire, on se demanda si elle ne les avait pas confondus avec les portes automatiques et coulissantes de l'entrée... Une vérification s'imposait. On descendit en délégation. On se planta devant. C'est donc ça les totems disaient nos tronches dubitatives... A priori, c'est soit de l'art minimaliste qui plagie l'art funéraire, soit une anarque... Les deux peut-être. En tout cas, l'auteur a semble-t-il souhaité conserver l'anonymat.

Deux rectangles en verre fixés au mur. Sur le premier panneau, en lettres noires, l'histoire de la boite, et sur le second, à gauche, les noms des huit PDG, avec leur entrée en fonction, qui se sont succédés, dont l'actuel... Celui-là aura au-moins laissé une trace, ou marqué son territoire...