tempête bureaucratique

un léger décalage...

Billet

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Une semaine après le retour de Line, Démerdou ne vint pas au bureau pendant plus de dix jours. Relation de cause à effet ? En tout cas, Line avait annoncé la couleur en lui disant, quand elle s’était enquise de sa santé, qu’elle n’était pas dupe de son manège. Elle était fautive de sa situation et se considérait, à quelques mois de sa retraite, en pré-retraite. En conséquence, elle n’avait aucunement l’intention de l’aider sur ses anciens dossiers : que Démerdou se démerde !

L’absence de cette dernière, la semaine suivante, nourrissait au début les conversations . Des collègues craignaient, ils étaient dans l'erreur, qu’elle devienne la première victime de la grippe aviaire, ce qui n'aurait pas manqué de sel puisque le chef l’avait spécialement missionné pour établir un plan contre la pandémie grippale, destiné à protéger les salariés et le fonctionnement du groupe. Entendons-nous bien, par ordre de priorité, les huiles et divers VIP, quant au petit personnel... Bref, il s’agissait d’établir par prévention une procédure adéquate et surtout sélective dans la mesure où le médicament semblait, aux dernières nouvelles, rare et fort coûteux

Ce matin, nous badgeâmes les uns après les autres, puis nous nous retrouvâmes dans le secrétariat pour boire le café… Après la météo et les questions d’actualité, sans omettre le boulot et les congés de noël, les discussions aboutissaient systématiquement à cet échange passionnant chaque fois qu'un nouveau entrait :

_Démerdou est là?

_Non, tu ne l’as pas vu non plus ?

_Non…

_Tu penses qu’elle viendra aujourd’hui ?

_Elle a sans doute une réunion…

Arrivée hors délais, pour justifier son retard, alors que nous ne lui demandions rien, chacun son truc et le nôtre ne consiste pas à fliquer, elle expliqua que les transports en commun n’étaient «pas fonctionnels». Cette expression au vocabulaire peu usité, sauf dans le domaine militaire, nous laissa pantois. D'ailleurs, elle ne dit jamais oui ou non mais affirmatif ou négatif, et qualifie un dossier bien clair par « nickel chrome » ou « carré » . Le chef changea de sujet en lui demandant de participer à une réunion à Paris. Elle acquiesça le sourire aux lèvres, prit la feuille qu’il lui tendait, et gagna son bureau.

Elle consulta sa boite de messagerie, répondit à divers messages, lut la convocation, et appela la directrice des ressources humaines, pour l’informer qu’elle serait en réunion de 18 à 20 heures à l’extérieur, et donc dans l’impossibilité de badger pour sortir. Petite précision : depuis les 35 heures, nous devons pointer le matin, puis à la pause méridienne, et enfin le soir, soit 4 fois dans la journée. La directrice lui répondit qu’elle ne devait pas s’inquiéter et qu’elle la mettrait comme d’habitude en mission pour l’après-midi. Elle rétorqua alors qu’une mission durait seulement 4 heures, qu’en tout état de cause, elle risquait de travailler gratuitement plusieurs heures, et qu’il fallait donc trouver une solution pour éviter ce désagrément. L’échange s’acheva quand la directrice lui promit de chercher un moyen satisfaisant. Sur ces bonnes paroles, elle raccrocha et me glissa aussitôt que, connaissant ses droits, tous ses droits, elle n’était pas du genre à se laisser avoir !

Le travail commença enfin... Tandis que je téléphonais, en fin de matinée, pour éclaircir une question importante, j’entendis d’un coup Démerdou pousser des exclamations, si fortes qu’on aurait dit des cris de bête enragée. Comme la demoiselle paraissait sortie de ses gonds, et que je ne pouvais plus suivre le fil de la conversation, je dus abréger sans délai, en prétextant une urgence quelconque. Ma voisine, devenue complètement hystérique devant son écran, levait les bras au ciel, tapait du poing sur sa table de travail et déversait un flot de paroles incendiaires qui dérapaient sur l’insulte ! Elle m’informa que « cette conne » n’avait rien compris ! Je pris ma mine la plus compatissante, un véritable exercice de composition, et sortais, escomptant que ce cinéma s’interrompe rapidement faute de spectateur…

A mon retour, le bureau était plongé dans le silence. J’entrais en lui posant la question suivante : « alors qu’en est-il de ta mission, ça va mieux » ? Démerdou se retourna les larmes aux yeux pour me signifier son « ras-le-bol de travailler avec des cons » et notamment avec « cette salope » qui l’escroquait d’au moins 2 heures. L’air contrit, je répondis que je comprenais sa réaction. Subir une telle injustice, comme bien d’autres dans la boite, était intolérable! Cela n’eut pas l’air de la consoler puisqu’elle termina la matinée en marmonnant dans son coin des paroles incompréhensibles, entrecoupées de reniflements, sans doute adressées à la directrice. Une amie de Line d'ailleurs. Qui sème la vent...