départs bureaucratiques

un léger décalage...

Billet

M

Après le retour de Démerdou, Line me confia qu’elle ne viendrait pas la semaine suivante. Elle me demanda de garder l’info : « Que les chefs se débrouillent, je ne leur fais plus de cadeaux ! Et puis, je ne désire pas participer aux festivités pour les départs du directeur et du chef ». Elle m’expliqua qu’elle allait subir une intervention chirurgicale bénigne, longtemps retardée, dont la période d’arrêt lui permettrait de diminuer le nombre de jours travaillés jusqu’à sa retraite. D’ailleurs, pour la petite histoire, puisque ces faits remontent à quelques semaines, on ne la revit plus au bureau…

Le lundi, les collègues s’inquiétèrent de son absence. A 10 heures, en pleine réunion de service, la secrétaire s’esquiva pour répondre au téléphone qui sonnait à côté. Elle revint deux minutes plus tard et nous informa qu’il s’agissait d’un appel de l’Hôpital YYZZ. Line était hospitalisée. Son congé maladie courait jusqu’à la fin du mois. Après avoir interrogé les uns et les autres pour en savoir plus, le chef décida du redéploiement des attributions de Line. Et, puisque Démerdou avait pris la place et quasiment toutes les attributions de Line, avant même son départ, l’ensemble des dossiers lui revenait de droit… Elle ne broncha pas et la réunion se poursuivit tranquillement.

De retour dans notre bureau commun, ma voisine se mit à pester contre cette énorme charge de travail supplémentaire. Je ne pus retenir ma langue : « L’absence de Line est préjudiciable. Si tout s’était déroulé normalement, elle aurait pu te délivrer de visu un compte-rendu synthétique sur chaque dossier et te donner quelques ficelles, bien utiles parfois. En plus, vous auriez pu échanger, mieux vous connaître… Mais ne t'inquiète pas, Line se débrouillait parfaitement, nul ne s'est plaint de son travail pendant près de 10 ans. »

_« Certes certes, mais l’autre aurait dû dispatcher le travail entre nous tous. Je ne peux pas tout faire. Tu parles d’un cadeau, je ne vais pas passer ma vie au bureau, merde alors ! », me rétorqua-t-elle d’un ton sans appel.

Après un moment d’hésitation, le temps de comprendre qu’elle nommait désormais notre futur ancien chef sous l’expression « l’autre » et non plus par son titre, « Monsieur Geote, le Chef de Service de XXYY au Cabinet de la Direction Générale », ce qui s’avérait lourdingue à la longue, et le considérait déjà parti, et donc comme quantité négligeable, je lui répondis ceci : « On est tous surchargés. La direction réduit la masse salariale à chaque départ naturel, alors on fait tourner la boutique en allant au plus urgent. On traite le reste des dossiers lorsque l’activité le permet. C’est ce que nos pontes appellent, dans leur jargon abscons, l’organisation du travail optimal d’un management productif et individualisé de bonne gouvernance, dans le cadre valorisant de l’entreprise citoyenne, en vue de responsabiliser le salarié pour développer ses compétences et ainsi, accroître ses perspectives de carrière dans le contexte de la sur-concurrence du marché mondial . Au fait, monsieur Codde doit nous montrer le cadeau pour le départ du chef ».

_« Oui, il peut se le coller où il veut, je regrette déjà d’avoir cotisé et mis 2 euros au pot commun ! »

_« ah… ». Ne désirant pas poursuivre une telle discussion, et dois-je l’avouer, quelque peu estomaqué devant l’aveu de sa générosité, tant il n’est pas permis à tous d’allonger une telle somme, je pivotais sur mon siège pour consulter ma messagerie.

A 17 heures, nous descendîmes dans le salon de réception. L’ensemble du cabinet était présent. Après une attente de près de 20 minutes, le Président Directeur Général se dirigea vers le pupitre, légèrement surélevé par rapport à l’assistance. Comme il est d’usage, il retraça longuement la carrière du Directeur, l’émailla d’anecdotes personnelles et professionnelles, regretta la perte d’un proche collaborateur digne de confiance et performant, et lui souhaita sincèrement de réussir dans ses nouvelles fonctions de PDG. En descendant, il lui remit la médaille de la société gravée à son nom…

Le Directeur, visiblement ému, d’une voix rauque, y alla lui-aussi de son petit discours. Il insista sur l’inestimable privilège de travailler auprès d’un tel chef, si remarquable, si travailleur, si visionnaire, si stratège, si humain, si et cetera. Que les lect(rices)eurs nous pardonnent de ne pas retranscrire in extenso ce petit topo hagiographique qui comptait un nombre assommant de superlatifs. Il n’oublia pas non plus de saluer la promotion de notre chef, promu Directeur dans une des filiales du groupe, ainsi que, bien entendu, le dévouement de tous !

Cette séance de « brosse à reluire » achevée, chacun prit enfin une petite coupe de champ’ bien méritée… Notre ami Démerdou ne s’éternisa pas en notre douce compagnie. On la voyait se glisser d’un groupe à l’autre, sur ses bottes noires à talons compensés, esquissant de grands sourires, hochant la tête de manière ostensible pour s’incruster quelques instants, avant de repartir… Monsieur Cotte et Mireille ne purent s’empêcher de comparer son manège à une mouche qui hésite à choisir son pot de miel… J’essayais d’arrondir les angles et rétorquais qu’elle profitait naturellement de cette petite sauterie pour lier connaissance…

_« Vous avez raison », me répondit le chef qui venait à l’instant de se joindre à nous, « mais elle semble exclusivement attirée par tout ce qui porte des galons ! Quel numéro , j’ai eu un mal de chien à m’en dépêtrer. On n’est pas là pour traiter des dossiers en pareilles circonstances! Méfiez-vous, elle a les dents qui rayent le parquet ». Nous trinquâmes avec lui et bûmes en silence ses paroles d’expert en la matière… !