L’organisation d’un centre de tri était assez complexe et se traduisait par un nombre important de tâches relativement simples:

_travail de manutention : vider ou remplir des camions, des ambulants (train postal), des containers – porter, tirer, accrocher, ouvrir et ventiler les sacs de courrier et de paquets, porter les caissettes.

_travail de tri devant un casier: debout pour les gros plis, possibilité de station assise pour les petits plis, ou suivi dela trieuse automatique, longue d'une vingtaine de mètres, pour retirer les paquets de lettres qui s'empilaient dans les casiers et les déposer sur le tapis roulant.

Tous ces postes de travail étaient physiquement éprouvants, d’autant plus qu’il fallait maintenir la cadence pour réaliser les différents bouclages dans les délais impartis : le train, l’avion et les camions desservant leurs prochaines étapes n’attendant pas…

Le centre travaillait 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, avec une petite relâche du dimanche matin au soir jusqu’à 20 heures. Il y avait donc deux équipes de nuit C et D (de 19h30 à 5h45), deux équipes de jour A et B (de 5h45 à 12h 30 et alternativement de 12 h30 à 19h30), et la mondaine de 17 à 24 heures qui se relayaient. Chaque agent titulaire était membre d'une seule équipe et bénéficiait d'un rythme régulier de travail: les contractuels, eux, ne bénéficiaient pas de ce droit. La Poste considérait les contractuels comme des intérimaires. Une main d'oeuvre utile et flexible pour remplacer les titulaires et faire face aux coups de feu. Le centre de tri possédait un “ volant ” de remplacement d’une trentaine de contractuels.

Le RH avoua, lors d'une entrevue syndicale, son souhait d'externaliser ce type de recrutements en s'attachant les services d'une boite d’intérim. Mais, hélas pour ce brave homme, notre travail qui exigeait un certain niveau de connaissances professionnelles à tous les postes ne s’acquérait pas en deux ou trois heures... Sauf exception notable (création d’un nouveau poste ou d’une nouvelle organisation), notre présence se justifiait officiellement pour remplacer “ au pied levé ” un fonctionnaire absent. Officieusement, c'était autant de postes de titulaires en moins, et une économie substantielle aussi bien budgétaire que managériale.

Je préférais bosser la nuit pour des questions d’ambiance (plus chaleureuse) et pécuniaires (prime de nuit). Mais, quelle que soit notre ancienneté, nous n’avions aucune certitude quant à notre emploi du temps professionnel puisque les appels de dernière minute étaient la norme. A toute heure du jour ou de la nuit, le RH ou le chef d'équipe appelait au téléphone: “ Salut X, M. Bidule est malade, tu peux venir ? Bien souvent, il fallait venir dans l’heure… Nous avions bien entendu la « liberté » de refuser, mais l'exercer revenait à s’exposer à des représailles :

_soit ne pas être appelé pendant une longue période, ce qui signifiait percevoir un salaire minable à la fin du mois ;

_soit suivre un rythme de travail de galérien, par exemple, en enchaînant 3 nuits de suite, puis une mondaine, suivie d’une vacation l’après-midi et enfin d’une autre le matin : et bis repetita la semaine suivante…).

Généralement, à défaut d’aimer son travail et l'entreprise, l’un de ces deux traitements de faveur permettait au contractuel de mieux cerner le sens des priorités. Même si nous n’hésitions pas à nous exprimer collectivement et malgré la solidarité de nos collègues fonctionnaires, nous représentions exclusivement une main d’œuvre malléable et corvéable à merci.

La boite avait tenté de diviser les contractuels en deux camps : les C.D.I.I. et les C.D.D. Elle accorda généreusement à ses plus anciens contractuels (certains avaient plus de 15 ans d’ancienneté) un contrat à durée indéterminée intermittent (C.D.I.I.) de près de 1600 heures par an, payés au SMIC. Ces contrats lui permettaient de mieux fidéliser cette force de travail très flexible. Dans les centres où les contractuels étaient isolés ou désorganisés, l'entreprise proposait généreusement des C.D.I.I. de 800 heures par an, qui condamnaient leurs bénéficiaires à être disponibles toute l’année pour une rémunération équivalente à un RMI. Pour les CDD, le contrat d’engagement allait d’une durée allant d’un jour à plusieurs semaines (pour les mieux lotis)…

En fait, la condition de contractuel signifiait précarité sociale à plus d'un titre :

_incertitude devant l’avenir: aucune assurance quant à la pérennité de l’emploi ;

_rythmes de travail irréguliers : à la différence des personnels titulaires, les contractuels n’appartenaient pas à une équipe de jour, de nuit ou à la mondaine ;

_irrégularité des revenus pour les CDD : suivant l'activité de l'entreprise et les aléas naturels (fonctionnaires en congés maladie).

_disponibilité obligatoire : ce qui revenait à être au service de l'entreprise même les jours chômés.

En matière de conditions de vie et de travail, La Poste a montré le mauvais exemple. Après les lois Quilès, le recrutement des contractuels devint privilégié au détriment du concours. Cette politique lui permit d’expérimenter de nouvelles formes d'organisations de travail au sein des bureaux traditionnels et de créer de nouveaux centres grâce à cette population de travailleurs précaires. Début 2000, en quittant La Poste, après près dix ans de bons et loyaux services, comme contractuel puis titulaire, la proportion des personnels contractuels était en constante progression, au point de dépasser celle des fonctionnaires.

Aujourd’hui, cette entreprise publique n’organise plus de concours et encourage ses agents titulaires à la quitter. Les principales restructurations ont d’ores et déjà eu lieu. La Poste a scindé son activité en trois branches : courrier, colis et banque. Il ne serait pas étonnant que la plus rentable des trois soit privatisée, au nom de la sacro-sainte concurrence prêchée par la divine église néo-libérale qui siège à Bruxelles.

Il ne s'agit pas ici de tomber dans le passéisme ou de blâmer les dirigeants La Poste, serviles aux gouvernements successifs, mais de proposer le bilan de cette politique :

_le service public postal s'est dégradé avec une concurrence qui pousse La Poste à favoriser la rentabilité, en privilégiant le service auprès des entreprises au détriment des particuliers.

_la précarité s'est peu-à-peu généralisée au personnel fonctionnaire (mutations et restructurations fréquentes de l'organisation du travail, postes imposés, difficultés à reconnaître les accidents du travail, contre-visite médicale systématique dans certains bureaux, pressions diverses pour accepter des horaires atypiques, etc).

L'Union européenne pouvait privilégier la coopération de l'ensemble des services publics des pays qui la composent. Mais, avec le soutien des gouvernements de droite comme de gauche, elle a imposé la concurrence dans tous les secteurs d'activité de la société. Avec le bilan suivant : la généralisation de la précarité sociale.