ambitions bureaucratiques

un léger décalage...

Billet

M

Depuis quelques semaines, l'adjoint est devenu officiellement notre chef. C'est ce qu'on appelle une promotion interne. Tout le monde devrait être content mais nos pontes ont omis de recruter un nouvel adjoint ainsi qu'une autre personne pour remplacer Line, partie depuis le début de l'année goûter aux joies de la retraite.

Depuis sa nomination, le chef a pris l'habitude, aux alentours de 8 h 30, de débuter sa journée en papotant avec l’équipe, réunie au secrétariat, autour d’une tasse de café. C’est l’occasion de commenter l’actualité, voire de discuter de manière informelle du travail, en apportant parfois un éclairage nouveau par quelques petites confidences entre amis. Comme ces derniers jours, l’ambiance est plutôt morose ou électrique, selon les moments, cette petite réunion improvisée permet généralement de désamorcer bien des tensions.

Profitant de l’absence de Démerdou, qui préfère déguster son café à la machine électrique à sous en meilleure compagnie, des collègues firent part au chef de leur mécontentement à bosser aux côtés d’une star. Avouons-le tout de suite, travailler avec ce phénomène imbu de sa personne, qui pour un oui ou pour non monte sur ses grands chevaux, se mure dans son bureau puis s’effondre en pleurs, n’est pas une sinécure.

Cela a commencé incidemment quand monsieur Codde a dit : « vous avez entendu hier, quand je lui ai dit qu’il fallait placer le courrier dans la bonne case? Elle s’est mise à me réciter son cv en criant avant de claquer la porte du bureau… ». Un autre collègue confirma les faits et avoua qu’il était proche de la rupture, style « retenez-moi ou je fais un malheur ! ». C’est alors que notre chef nous annonça d’un ton compassé : « Un événement important s’est produit dans sa vie. Elle divorce, c’est une épreuve difficile »..

_"Certes mais ce n’est pas une raison pour être aussi désagréable ! On a tous des problèmes, chacun les gère au mieux pour ne pas plomber l’atmosphère ! ».

_"Oui oui, vous avez raison, mais là, il ne s’agit pas de petits problèmes… Elle est en bute à de graves ennuis d’argent… Les effets collatéraux semblent majeurs. Elle réside depuis quelques semaines dans un petit meublé dans le centre de Paris. Son loyer représente plus de la moitié de ses revenus. C’est sans doute cette question budgétaire qui la mine".

_"Elle a été jetée par son ex ?" demanda Maryse.

_"Je ne peux confirmer", répondit le chef.

"Bizarre, car on ne peut plus mettre à la rue sa femme jusqu’à ce que le divorce soit prononcé", affirma Monsieur Codde.

_"Etonnant ? Avec son foutu caractère… le mari mérite la médaille du courage", affirma Maryse.

_"On le proposera à la prochaine promotion… Mais sérieusement, une loi récente protège le conjoint le plus faible, et à mon avis, il doit y avoir anguille sous roche, ajouta un collègue, car elle connaît ses droits".

_"Je ne connais pas le fond de l’affaire mais gardez ça pour vous, que cela ne s'ébruite pas, je n'ai pas envie d'avoir des ennuis! Et puis, je vous le demande, surtout restez cool avec elle… J’espère qu’elle va rapidement se reloger pour régler ses problèmes d'argent et retrouver un peu de sérénité.

_"Difficile ces temps-ci, à moins d'avoir un bon piston..."

_"N'hésitez pas à l'aider si vous connaissez quelqu'un... Sa situation m’inquiète également. Son attitude lors de la dernière réunion du « Projet RG - OPA Clearstream Paradis 2007 » a dépassé toutes les bornes pour atteindre des sommets dans le « jamais vu » !

_"Encore ?"

_"Démerdou a essayé de monopoliser la parole en interrompant chaque intervenant. Je l’ai viré quasiment manu militari .Elle ne tenait pas compte des orientations décidées en haut-lieu. Je ne vous raconte pas... Elle intervenait comme une mytho qui se prend pour ce qu’elle n’est pas. Bref, elle se la jouait carrément PDG !"

_"Trop drôle", glissa le stagiaire.

_"Ce matin oui, mais sur le moment… J’ai improvisé en catastrophe une pause café puis, en aparté je lui ai signifié de se retirer de la salle. Dans l’après-midi, elle est venue s’excuser et tout déballer… J’ai décidé d’une part de ne rien dévoiler à la hiérarchie, et d’autre part de ne plus la convier aux réunions. Elle se consacrera désormais aux tâches purement administratives et restera cloîtrée dans son bureau.

La pause café se termina sur une dernière recommandation : souplesse et zénitude à son égard… En braves salariés modèles, nous suivîmes la consigne en la laissant à son arrivée s’exprimer sur tout et n’importe quoi, en l’approuvant parfois, et le plus souvent en gardant un silence bien poli. Certains l’invitèrent au café, d’autres, parfois les mêmes, la félicitèrent pour ses tenues colorées, originales et modes… Quant à votre serviteur qui a pour mémoire l’immense privilège de cohabiter avec elle dans le même bureau, ce fut bien difficile... Je lançais un sujet neutre : les prochaines vacances estivales…

Elle m’avoua que si elle ne savait pas encore où, ni quand elle prendrait ses congés d'été, par contre, au printemps, elle partait une semaine à Cuba avec des amis. Devant mon air étonné et enjoué, elle ajouta qu’elle s’était dégotée, à la toute dernière minute sur le net, une petite formule sympa, aller-retour en avion et demie pension dans un hôtel à la Havane... Le tout pour 1000 et quelques euros. Sur ces considérations, je replongeais le nez dans un dossier, en me disant que les ennuis de cœur et d’argent sont parfois bien relatifs chez certaines personnes...