TINA la mafieuse

un léger décalage...

Billet

En juin dernier, j'ai chroniqué la première partie d'un livre important, Le nouveau capitalisme criminel, qui apporte un éclairage original sur les "crises" du capitalisme.

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Dans la seconde partie de l'ouvrage, Jean-François Gayraud démontre avec détails combien le trading dit de haute fréquence permet de réaliser des milliers d'opérations financières en une fraction de seconde, voire en une seule nanoseconde, et favorise les comportements criminels.

L'auteur considère que les comportements criminogènes sont négligés ou marginalisés dans l'étude desdites crises. De même, il souligne que la mondialisation, la dérégulation du capitalisme, la faiblesse des Etats, et les banques traditionnelles qui ne remplissent plus leurs fonctions classiques sont autant de facteurs qui permettent aujourd'hui au crime organisé de s'infiltrer dans l'économie légale à un niveau inédit et très inquiétant... Sans parler des paradis fiscaux, du secret bancaire...

Ceci dit, je vous conseille la lecture de son intervention devant la commission spéciale du parlement européen sur « la criminalité organisée, la corruption et le blanchiment de capitaux » (CRIM), le 19 juin 2012 :

« L’Union européenne est confrontée à quatre défis criminels de niveau stratégique :

1° D’abord, l’UE doit faire face à l’action de grandes organisations criminelles transnationales, ou endogènes ou exogènes. Certaines représentent plus que des phénomènes de banditisme classique puisqu’il s’agit de mafias, au sens criminologique du terme, c’est-à-dire de véritables sociétés secrètes. Ce banditisme et ces mafias présentent quatre particularités :

  • Première particularité : ces organisations criminelles sont poly criminelles, c’est-à-dire sans spécialités, donc aptes à s’investir de manière opportuniste et pragmatique dans tous les marchés criminels se présentant, et ce dans des logiques de pure prédation. Dès qu’une occasion se présente, ces groupes criminels sophistiqués les investissent, qu’il s’agisse d’activités traditionnelles ou de crimes économiques et financiers innovants. Une même entité criminelle peut tour à tour racketter, trafiquer des drogues, vendre des contrefaçons, ou truquer en ligne des paris sportifs. Les criminels n’ont pas de spécialité : ils passent d’une activité criminelle à l’autre par calcul cout/bénéfice. Notre attention doit donc se porter moins sur un type d’activité criminelle que sur les professionnels du crime eux-mêmes menant des carrières au sein de groupes plus ou moins structurés.
  • Deuxième particularité : ces grandes organisations sont souvent territorialisées. Elles ont une capacité à s’enraciner et à créer un environnement qui leur devient vite favorable. Elles se créent des biotopes criminels. Ces logiques territoriales sont décisives car elles expliquent la puissance de ces groupes. Cependant ces territoires criminels ne sont pas figés mais en expansion. On sait comment dans une poussée géopolitique caractéristique les quatre mafias italiennes et les clans albanophones se sont répandus dans toute l’Europe en quelques décennies. Au final, des pans entiers du territoire européen sont profondément criminalisés et donc en voie d’effondrement ; quand ce ne sont pas directement des structures étatiques. Combien d’Etats mafieux ou criminels l’Europe géographique abrite t-elle ? Cet effondrement territorial est mal connu car silencieux.
  • Troisième particularité : ces organisations sont particulièrement résilientes, c’est-à-dire d’une part adaptatives face aux changements sociaux économiques et d’autre part très résistantes à la répression. Les Etats parviennent souvent moins à les éradiquer qu’à les réguler.
  • Enfin, quatrième particularité : ces organisations gèrent des flux financiers d’ampleur macro économique pouvant influencer en profondeur la vie politique, économique et sociale. Elles ont un PIB parfois supérieur à certains petits pays.

Ces quatre particularités expliquent pourquoi ces grandes organisations criminelles sont de véritables puissances globales. Le crime organisé ne peut plus être analysé en termes de marginalité sociale. Il s’agit d’un phénomène de pouvoir.

Il y a ainsi une véritable géographie criminelle de l’Europe. Cette cartographie est largement insoupçonnée et souligne par exemple la présence d’un arc mafieux en Méditerranée du Nord, dont les principaux acteurs criminels sont les mafias italiennes, albanophones et turques qui ont depuis longtemps débordé leurs bastions naturels et ont su s’imposer plus au Nord. A ce titre, il convient, pour l’avenir proche, d’observer l’évolution d’une zone grise, aux portes de l’Europe, génératrice de grands désordres criminels : la vaste bande sahélienne.

2° Deuxième défi, ensuite : l’UE doit faire face à des prédations financières d’ampleur macro économique. A ce titre, trois remarques s’imposent :

  • Première remarque : les marchés financiers dérégulés de manière aveugle sont des proies faciles pour les appétits criminels. On citera pour mémoire un exemple récent : la gigantesque fraude à la taxe carbone dont le préjudice pour le seul budget de l’Etat français s’est élevé à 1,5 milliards d’euros et pour l’Europe à environ 5 à 6 milliards d’euros.
  • Deuxième remarque : la lutte contre le blanchiment de l’argent du crime organisé et de la corruption est un échec complet. Il faut ici souligner le rôle pernicieux joué par les paradis fiscaux et bancaires (très présents en Europe) et par la banalisation des instruments juridico financiers destinés à rendre anonyme l’origine des flux financiers (trusts, fiduciaires, etc.).
  • Troisième remarque, enfin : certains acteurs des marchés financiers et bancaires sont aussi parfois des prédateurs. Les méga escroqueries sur les marchés initiés par des « criminels en cols blancs » se multiplient. Par ailleurs, la plupart des grandes crises financières des 30 dernières années sont le fruit de politiques de dérégulation qui furent criminogènes. La bulle immobilière américaine dite des subprimes comportait une dimension majeure de fraudes dont l’essentiel fut initiée là aussi par des banquiers et des financiers, d’ailleurs à ce jour impunis.

3° Troisième défi : l’UE est confrontée à un cyber espace en grande parti anomique. Ce cyber espace est un territoire très vulnérable aux entités criminelles et ce en raison de ses particularités : il est transnational, fluide, furtif et opaque.Toutes les grandes infractions qui se commettaient hier encore dans le monde réel se déplacent ainsi, en tout ou parti, dans cet espace virtuel sans régulation crédible. Un exemple : l’économie du sport se financiarise à grande vitesse du fait du développement des paris sportifs en ligne ; or ces paris font l’objet d’un trucage de grande ampleur par le crime organisé à travers des sites de paris plus ou moins légaux disséminés un peu partout sur la planète.

4° Enfin, quatrième défi : l’UE doit faire face aux conséquences de la crise financière née de l’éclatement de la bulle immobilière américaine. Cette crise aux effets durables représente un effet d’aubaine de portée historique pour le crime organisé. Il y a deux raisons à cet effet d’aubaine. D’abord, les Etats exsangues sont tentés de réduire les budgets consacrés à la lutte contre les criminalités organisée et en col blanc : moins de policiers, de douaniers, de juges, etc. Par ailleurs, les entreprises industrielles et financières, quelque soit leur taille, ne peuvent plus accéder aisément au crédit bancaire légal car les banques, en défaut de liquidités ou de solvabilité, prêtent moins. Ces entreprises industrielles ou financières, surtout les plus petites, vont donc naturellement se financer vers le shadow banking du crime organisé. De manière permanente, le monde criminel dispose en effet de masses d’argent aptes à se blanchir immédiatement. Le crime organisé accélère ainsi sa pénétration de l’économie légale.

Les conséquences de ces phénomènes criminels sont souvent invisibles mais profondes et durables. Soulignons ici la grande différence avec les actes criminels qualifiés de terrorisme. Le terrorisme est visible mais d’une létalité relativement faible, là où le crime organisé ou en col blanc est par nature discret mais d’une grande létalité directe et indirecte. A la différence du terrorisme, le crime organisé sait se rendre invisible et passer sous le radar de la médiasphère. Or on sait que ,dans la « société de l’information et de la communication », ce que la médiasphère ne perçoit pas à sa juste mesure a toutes les chances de se développer impunément.

De manière fondamentale, le crime organisé fausse le fonctionnement des systèmes politiques par le jeu de la corruption systémique et la formation de véritables bourgeoisies criminelles. Il transforme aussi le fonctionnement des marchés économiques et financiers, au profit de ses acteurs les moins honnêtes : la « main invisible » est remplacée par une « main criminelle » qui déforme toutes les règles, avec des dégâts réels sur le budget des Etats, la santé des consommateurs, l’environnement ou encore le développement économique. Le crime organisé tue, mais aussi détruitet paupérise.

Cependant, la dangerosité réelle du crime organisé est peut-être encore insoupçonnée. Le crime organisé est en effet en pleine mutation au plan mondial. Il s’hybride et converge en direction de deux univers jusque là relativement éloignés de lui : d’une part avec le terrorisme et d’autre part avec la criminalité en col blanc. On peut ainsi se demander si nous ne voyons pas apparaitre des formes inédites de « criminalité organisée en col blanc ».

Notre vigilance aux mutations du crime organisé doit être d’autant plus forte que le contexte actuel est favorable à son expansion. Six circonstances ou facteurs à dimension historique et macro économique doivent être rappelées brièvement :

  • La balkanisation ou fragmentation du monde. Nous sommes passés depuis 1945 d’une quarantaine d’Etats à environ 200 aujourd’hui, dont un grand nombre sont des « Etats Potemkine », des Etats vides de puissance, fragiles et vulnérables aux forces criminelles organisées.
  • La globalisation ou mondialisation.
  • La marchandisation et la financiarisation généralisées.
  • La dérégulation dogmatique des marchés. La dérégulation est criminogène en ce sens qu’elle crée des incitations et des opportunités criminelles de grande ampleur.
  • L’effet de diversion provoqué par la lutte anti terroriste.
  • Enfin, les conséquences de la crise financière, déjà évoquées précédemment.

En conclusion, dans le monde chaotique post guerre froide, le crime organisé représente un véritable défi stratégique, dépassant les juridictions des seuls organes répressifs et judiciaires, d’ampleur géopolitique et macro économique. Des succès durables contre le crime organisé en Europe ne pourront être acquis qu’à deux conditions :

  • D’abord, un travail permanent à la fois de connaissance fondamentale et de pédagogie afin de sortir de l’aveuglement. On ne combat pas ce que l’on ignore, ce que l’on nie ou ce que l’on relativise. Là, le travail des universitaires et des commissions d’enquête parlementaire est fondamental afin de servir d’aiguillon tant pour les décideurs que pour les opinions publiques.
  • Ensuite, une priorité donnée au renseignement. Il faut sortir des logiques de travail purement réactives, au profit de méthodologies intellectuelles et opérationnelles pro actives. »

Jean-François GAYRAUD

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La conclusion ne sort part du domaine compétences de l'auteur, haut fonctionnaire de police, et je regrette qu'il n'ait pas apporter des précisions sur ce qu'il entend par "renseignement". Mais, il n'empêche que son intervention démontre combien le capitalisme dans sa version néolibérale s’accommode de l'argent, de l'influence et des comportements du crime organisé.

De plus, au regard de la date où l'auteur a prononcé son intervention, on ne peut que constater l'immobilisme et la duplicité des états membres de l'UE et de la commission européenne. Nos gouvernants - si compétents et si soucieux du bien commun - sont extrêmement frileux pour prendre des dispositions légales ad hoc, incluant des moyens matériels et humains, pour mettre un terme ou, tout au moins, pour endiguer les six circonstances ou facteurs qui favorisent lesdits phénomènes criminogènes..

Mais doit-on s'en étonner ?

En aucun cas puisque les mesures qui devraient être prises iraient à l'encontre de l'idéologie dominante qui est partagée par tous les gouvernants de l'UE. Aussi, je ne peux m'empêcher de penser aux divertissements politico-médiatiques de Tarnac et du danger de l'ultra-gauche ou encore des arrestations de djihadistes français et du danger islamiste ... Au même moment, le crime organisé et l'oligarchie fricotent ensemble pendant que le peuple est sommé de payer l'addition des dettes publiques !

Et, il ne faudra pas compter sur l'Union européenne pour amorcer un quelconque changement puisque le prochain président de la commission européenne sera Jean-Claude Junker, inamovible politicien luxembourgeois, et surtout ardent défenseur des paradis fiscaux et du secret bancaire...

Commentaires

1. Le mercredi 6 août 2014, 12:18 par Lou de Libellus

Jean-Claude Juncker a effectué ses études secondaires auprès des pères du Sacré-Cœur.
Dont tu entendras bientôt parler, si tu lis ton courrier et si tu veux bien y répondre.

Il y a des Juifs aux antécédents de persécution des Juifs, mais ce n'est pas le sujet, n'est-ce pas ?

2. Le mercredi 6 août 2014, 14:19 par Un partageux

Un point pas assez souvent évoqué de la pénétration de l'économie mafieuse dans l'économie blanche est l'impact sur l'immobilier. Les keufs spécialisés affirment qu'il n'y a pas de métropole régionale digne de ce nom où l'immobilier n'est pas investi par des capitaux troubles. Ces capitaux troubles ont été importants pour la création de la bulle immobilière. Quand l'intérêt est avant tout de placer de l'argent pour le blanchir, on ne regarde pas trop le rendement, la pertinence de l'investissement et autres fariboles... Pouvoir remettre ce capital trouble au soleil est déjà un placement suffisant...

3. Le mercredi 6 août 2014, 18:09 par des pas perdus

Lou, exact...

Hubert, il relate d'ailleurs dans un chapitre le fameux boom immobilier de l'Espagne qui s'est produit avant la crise.Un blanchiment massif de l'argent de la drogue grâce à la complaisance de l'UE et des autorités du pays.