Jugan (Jérôme Leroy)

un léger décalage...

Billet

« Le vent purificateur de la furie prolétarienne et de la lutte armée devait balayer cette société pourrie. »

En vacances à Paros, le narrateur ne peut s'empêcher de rêver à Noirbourg, la cité ouvrière où il a débuté sa carrière d'enseignant dans un établissement "difficile". Les faits vécus ou qui lui ont été rapportés par des témoins directs, ne cessent de le hanter comme si son inconscient s'évertuait à résoudre une énigme.

« On commençait à sortir des bureaux et des magasins pour se précipiter aux terrasses et profiter de l'été finissant. Jugan regarda ses contemporains et ressenti un mélange de haine et de mépris. Ces cons n'avaient rien compris, ces cons continuaient à mener leurs vies d'esclaves, petits-bourgeois abrutis, filant droit, sans moufter, dans la peur du chômage, de la vieillesse, avec une morale de larbins qui leur faisait toujours prendre le parti des plus riches qu'eux parce c'était ça, être réaliste, moderne et comprendre les vrais enjeux de notre temps. Et qui sait, avec un peu de chance, récolter quelques miettes du gâteau.
Il allait falloir les réveiller.
Ils étaient encore plus veules et esclavagisés que vingt ans auparavant. »

jugan.jpg

Jérôme Leroy - dont j'apprécie l’œuvre livresque et bloguesque - plante son roman dans une petite ville de province, qui comme mille autres, subit les joies de la mondialisation heureuse et du libre-échange sans entrave depuis le début des années 80, aussi bien sous la droite que sous la gauche représentée par le parti dit socialiste.

Jugan, chef du groupe Action Rouge, qui a basculé dans l'action armée et la clandestinité, est emblématique du parcours des militants qui espéraient réveiller le prolétariat en commettant des coups d'éclat contre quelques représentants de la bourgeoisie et du patronat. Il illustre l'échec d'une forme de pratique révolutionnaire qui s'est fracassée sur le réel en provoquant à la fois le durcissement de l'ordre établi et l'isolement du groupe.

« Un quadragénaire sait que vivre, désormais, c'est perdre du terrain. Et que l'on ne peut espérer, au mieux, que des trêves, des armistices, des manœuvres de retardement plus ou moins réussies avant de reconnaitre l'ultime défaite. »

Pour autant, ce roman noir ne se limite pas à Joël Jugan dont le caractère est un mélange de cynisme et d'idéalisme, de narcissisme et de perversion. Il s'ouvre à d'autres personnages comme la CPE qui regrette de pas s'être engagée dans la lutte armée, Assia jeune lycéenne brillante et son père commerçant et immigré de la 1ère génération, la communauté gitane présente depuis des temps immémoriaux mais marginalisée, ou d'anciens militants de la Cause qui ont plus ou moins renié la lutte des classes.

« C'est parce ses chefs lui avaient demandé de s'établir dans les Forges qu'il s'était retrouvé à Noirbourg. S'ils lui avaient ordonné de tuer un ministre, de poser une bombe dans une caserne ou d'enlever l'enfant d'un patron, il l'aurait fait. Pour la Cause. Et il était étonné de voir qu'il y avait toujours eu à travers le temps des hommes pour reprendre l'étendard de cette Cause, pour tout y sacrifier et s'y brûler dans un mélange de rage inapaisable et de bonheur fou. »

Jugan est un roman noir, très noir qui rafraîchit la mémoire et éclaire le présent.

A lire évidemment.

Commentaires

1. Le jeudi 3 décembre 2015, 19:28 par Lou de Libellus

J'ai cherché, j'ai trouvé : neuf, un tiers du prix.
« Un quadragénaire sait que vivre, désormais, ... »
On sent le vécu : - )

2. Le jeudi 3 décembre 2015, 19:31 par Lou de Libellus

Pour la citation, je ne partage pas cette vision. Je pourrais dire : un sexagénaire, bientôt septua etc. Et encore...

3. Le jeudi 3 décembre 2015, 20:56 par des pas perdus

Je l'ai dévoré, bon appétit !

4. Le vendredi 4 décembre 2015, 10:35 par Lou de Libellus

C'est confirmé, je vais le recevoir, j'en parlerai en décembre. J'ai la crèche à installer.

5. Le vendredi 4 décembre 2015, 10:50 par des pas perdus

Tu as fabriqué tous les personnages ?

6. Le vendredi 4 décembre 2015, 17:56 par Lou de Libellus

C'était la crèche de ma grand-mère (tu sais, la fidèle du salon de thé 'La Marquise de Sévigné'). C'est fragile, bien protégé par des tissus, rangé dans la petite valise en carton dans laquelle j'emportais mon goûter à l'école de la rue Pelleport. C'est ma mère qui me le préparait, il y avait souvent un sandwich au cantal (excellent, de chez madame Maggi, en face de chez nous), ma mère était merveilleuse.

7. Le vendredi 4 décembre 2015, 18:19 par Auxi

Sur le même thème, on peut lire et relire l'excellent "Nada", de Jean-Patrick Manchette, paru en 1972.

8. Le vendredi 4 décembre 2015, 19:27 par des pas perdus

Je confirme, il faudrait que je le relise.

9. Le samedi 5 décembre 2015, 09:40 par Lou de Libellus

Excellent ! Comme le film de Chabrol.