Vers l'abîme se déroule dans l'Allemagne de l'entre deux guerres, principalement à Berlin. Si Erich Kästner se garde de décrire précisément le contexte historique, la situation économique, sociale et les tensions politiques, il n'en demeure pas moins que ces réalités sont présentes puisque, in fine, le principal objet du roman est la République de Weimar.
« Les autorités font ce qu'elles peuvent, dit l'homme à la fenêtre. Elles proposent par exemple des cours de dessin gratuits pour les chômeurs. c'est un authentique bienfait, messieurs. On apprend à dessiner des pommes et des biftecks, du coup, s'est comme si on avait mangé. L'éducation artistique élevée au rang de denrée alimentaire. »
Fabian, le principal personnage, est un jeune provincial qui travaille dans une agence de publicité. Il perdra ce boulot alimentaire par dilettantisme et insolence. Quant à sa vie affective, c'est un néant qu'il tente un temps d'oublier par quelques fêtes extravagantes et aventures nocturnes sans lendemain avec des femmes mariées. En fait, cet homme épris de justice n'est à sa place nulle part, même auprès de sa mère qu'il aime. Son mal-être s'exprime par l'humour et l'ironie, rarement la colère.
« Je ne sais pas si le peuple sera d'accord (...). Je vous trouve bien audacieux de vouloir le naufrage de soixante millions de gens rien que parce que votre sens de l'honneur est aussi chatouilleux que celui d'un dindon vexé et que vous mourez d'envie de vous taper dessus. »
Son meilleur ami s'est suicidé à la suite d'un malentendu et d'une très mauvaise blague, son amour l'a quitté pour faire carrière en acceptant les avances d'un richissime producteur de films qu'elle déteste, et sa conscience lui interdit d'accepter des jobs bien payés proposés par des connaissances cyniques et cupides. Ne croyant pas à la politique et déçu par la débauche, l'amour et l'amitié, Fabian, plus spectateur qu'acteur, songe à fuir cette société qui va à vau-l'eau.
« Le président des Etats-Unis proposait à l'Europe de suspendre le règlement des réparations de guerre pendant un an. L'Amérique découvrait qu'on ne pouvait pas conclure d'affaires avec un peuple que l'on prenait à la gorge. L'Amérique se montrait disposée à desserrer l'étau. Il fallait redonner un peu d'oxygène à l'Allemagne avant de se remettre à l'étrangler. »
Ce qui rend Vers l'abîme qui a été publié en 1931 et brûlé lors des autodafés des nazis, captivant et presque intemporel, c'est qu'il brosse le portrait au vitriol d'une société qui n'est pas sans rappeler la nôtre aujourd'hui où règnent égoïsme, cynisme, hypocrisie, misère, chaos social et crise politique.
Un grand roman.
Commentaires
Oui ! C'est une excellente analyse...Les méthodes pour asservir sont éternelles...
Agathe, en lisant ce passage, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à la Grèce et à son peuple.
Troublante coïncidence !
Tu dis coïncidence, Lou ?
Tu m'as vraiment donné envie de le lire. J'adore les romans qui se déroulent sur cette période. Je suis un inconditionnel de Upton Sinclair par exemple (avant qu'il ne vieillisse trop), comme la série des Lanny Budd, ou de Steinbeck (beaucoup plus noir bien sûr) comme les raisins de la colere. Je vais me trouver ce Kasrner. Merci.
J'ai lu Petrol, tu me l'as fait découvrir.
Je note Lanny Budd...
«L'Amérique se montrait disposée à desserrer l'étau. Il fallait redonner un peu d'oxygène à l'Allemagne avant de se remettre à l'étrangler. » C'est vrai (le fameux plan Young), mais il ne faut pas oublier que les grandes banques et industriels français des années 1920-30 ont pillé les petits Etats du centre de l'Europe, Roumanie, Yougoslavie, Tchécoslovaquie, Pologne, ce qui a facilité l'hégémonie du Reich sur ces pays.